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Sujet: Armand et la mémoire
Date: Samedi 17 octobre 1998 10:48:45 -0500
De: Jerome Camus
à: Catherine Camus

J'ai vu Armand et Dorothy hier après-midi. J'ai passé près de trois heures chez eux.

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Armand m'a accueilli avec un: "Long time no see!", un comportement de familiarité. J'ai tout de même senti une appréhension face à une rencontre qui lui aurait semblée inévitable. En fait, ce n'est qu'après, ayant mieux saisi le personnage, que j'ai compris que cela lui plaisait un peu d'être contacté, qu'il s'y attendait et, vu qu'il me connaissait, aurait préféré être au courant de la situation un peu plus tôt. Il s'est même demandé pourquoi il n'avait pas eu de nouvelles de ma part à la fin-septembre.

Je sais que cela n'est pas trop cohérent avec ta perspective, mais si il y a une chose essentielle à dire, ce serait la suivante: Maman avait raison. Armand n'est pas le genre entreprenant, si tu vois ce que je veux dire. Je crois que la seule chose qu'il ait vraiment entrepris aura été d'émigrer aux États-Unis. Il vit dans la même maison depuis 37 ans...

C'est cela qui l'a bridé. Je m'explique. Il a vécu toute sa vie entre Boston et Westford. Métro-boulot-dodo... Sa famille, cantonée là, il a pu la vivre ainsi, près de son fauteuil, son petit atelier, son jardin. Cette attachante proximité lui donnait toujours une occupation, l'empêchait de venir te voir souvent, lui faisait penser que - ne faisant pas partie du train-train - tu t'emmerderais en venant en Amérique. Ce ne sont que mes perceptions, fortement ressenties. J'y réfléchis tout de même depuis hier, et j'arrive, rationellement, à la même conclusion.

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Il faut aussi que tu saches que, en quittant Westford, il m'a dit - avec quelques termes voilés - que lorsque je te trouverai, que tu risquerais d'être fachée. Il m'a dit qu'il n'écrivait pas; que ça l'emmerdait car il écrit mal, il n'écrit que sur les sujets qui l'intéressent ou lorsqu'on lui fait des demandes précises. Et lorsqu'il écrit c'est: "sec!". Il a fait une moue de dégoût en commentant ses capacités de plume... J'ai lu dans ses yeux un peu de désarroi à ce sujet. Je crois qu'il regrette certaines choses interieurement.

En se quittant, il a du me dire au revoir au moins quatre fois. Je sais que cela surprend. Je sais que si je te dis que cette porte que tu as fermée, qui cache une amertume toute justifiée, doit être transformée en fenêtre pour que tu puisses te sentir mieux, que je me mêle de ce qui ne me regarde pas. Mais si je ne le dis pas, j'ai encore plus tort. Je me suis forcé à tenter de garder l'esprit ouvert durant tout l'entretien. Si je peux t'apporter qu'une seule chose, c'est de dire: "il est comme ça".

En fait, Maman n'était certes pas faite pour lui; en ce sens il est beaucoup mieux assorti avec Dorothy. La seule chose que ces deux femmes ont en commun est un amour pour les plantes et les fleurs...

Bon. Voilà pour la dynamique, le côté intérieur de la rencontre. Maintenant qu'est-ce que j'ai appris côté histoires, faits et personnages ? Je crois que le meilleur moyen est de relater des éléments d'histoire en ordre chronologique et ainsi y intégrer les choses que tu cherchais à savoir.

Beaucoup de ses récits sont identiques à celles écrites. Mais j'ai réussi à approfondir et trouver d'autres éléments.

Ils se sont rencontrés au club de chant et musiciens. Maman y allait avec Joseph Monnoyeur, entre autres. Il avait de la difficulté à marcher, employait une canne, mais se déplaçait tout de même à Montrouge; il aimait donc cela beaucoup. Ils se sont rencontrés bien avant 1949. Ils se sont cotoyés ainsi pendant un bon bout de temps.

Armand ne se rapelle pas exactement quand Bernadette a su de l'histoire 'Marchand', mais il dit qu'elle avait des doutes, que des voix circulaient à l'école. On y employait le nom Monnoyeur, mais il y avait toujours le problème de gérer son dossier officiel; il y aurait eu deux occasions en particulier où ces documents auraient été cause d'évènements assez marquants.

Note bien, il l'a connue alors qu'elle allait à l'école...

Quand ils ont décidé de se marier, ils ont dû, afin d'obtenir la permission officielle, passer devant un juge de la paix, qui a fait un petit interrogatoire de 10-15 minutes pour savoir s'ils travaillaient, leurs ambitions, etc. C'est donc en poussant mon enquête de ce côté qu'il a trouvé qu'en effet elle travaillait avant leur marriage. Elle faisait du dessin. Elle était apparemment très habile à tracer de belles lignes. Mais sa mémoire lui faisait un peu défaut; je le crois sincère de ce côté-là.

Quand à Armande et le conflit avec Geneviève, pas d'éclaircissement de ce côté. Il dit que les Monnoyeur ne voulaient pas que Bernadette se marie si jeune. Armande, étant couturière, avait au contraire aidé Bernadette à choisir ses tissus, son patron de robe, etc. Mais alors, pourquoi ne pas avoir attendu octobre 1950, que Bernadette ait ses 21 ans et éviter la procédure devant le juge de paix? Cela m'irrite depuis hier soir. Mon idée est la suivante:

  • Armand devait être sous le coup d'un certain charme de Bernadette. Je crois que c'était peut être une attraction physique plus qu'autre chose.
  • Maman devait avoir sa rage intérieure (perdre son nom, l'histoire 'Marchand' (si son père lui aurait raconté sur son lit de mort), la perte du père qui l'a élevée et qu'elle respectait beaucoup (car c'est de lui qu'elle parlait et non de Geneviève).
  • Le marriage convenait peut être. Une fuite vers l'avant...
  • Mais je crois qu'Armande a joué un rôle. Peut être de pousser la chose (mais là il faudrait identifier le motif; une hypothèse serait la possibilité d'avoir deux enfants à couver)
Est-ce qu'il a tout dit? Ni Bernadette, ni Armand ne se sont privés de communiquer des demies-vérités. Ou alors quelque chose s'est passé à son insu...

Autre détail intéressant, Bernadette a du, pour le marriage, aller chercher des documents dans le centre de Paris - peut être le palais de justice. Il ne se rappelle pas exactement, mais le fait qu'il y ait ce souvenir est intéressant: au-delà de l'extrait de naissance, qu'est-ce qu'elle pouvait bien aller chercher dans Paris? Autre qu'un document qui relate le fait d'être dans la garde des Monnoyeur...

Le départ sur l'Amérique est précipité. Il fallait le faire avant ton arrivée, sinon il fallait refaire tous les papiers pour *trois* personnes. Puis ils ont fait la traversé par temps (j'avais déja noté cela, mais n'ai rien dit) d'équinoxe. Tu as été bien ballotée ma grande! Et au huitième mois, c'était une chose risquée...

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Puis la petite vie en Amérique. Il a avoué, pas ouvertement bien sur, mais au moins à deux reprises, qu'il était coupable de ne pas être là, à la maison: travail, surtemps, cours d'anglais, cours d'apprentissage, etc. (c'est ce que je m'étais dit quand j'ai lu les récits). Elle n'avait presque personne à qui parler. Même la télé (oui-oui! ils en avaient une, alors que moi, j'ai attendu d'avoir dix ans pour connaître ça...) ne pouvait pas trop l'intéresser. Seule à Niagara Falls, seule avec toi à Cambridge: cela confirme ce que tu as appris de B. Zemb.

Le constat d'échec et le divorce. Mais cela s'est comme: "bien déroulé": pas d'animosité, pas de grosse peine.

En 1958, maman perd un enfant de Paul; une grossesse extra-utérine. Le foetus se serait mis à développer dans un mauvais endroit et et on a du lui enlever la moitié gauche. En plus d'une appendicitomie. Armand dit que Bernadette se disait: "c'est bien là je peux y aller, il n'y aura plus de risque", que j'étais un accident. Là je décroche. Trop de choses que maman m'a dites m'ont fait croire le contraire. Mais il est intéressant que maman continue à informer Armand. Il croit que c'est à cause de leur vie en commun, qu'elle avait plus de facilité à lui parler... Armand ajoute qu'elle disait qu'elle "voulait s'amuser" (sur le coup je l'ai mal pris, mais là je le vois comme une chose légitime...)

Autre curiosité, Dorothy a dit qu'ils ne savaient pas que Bernadette était revenue en 1960. C'est clairement erroné, au mieux, car Armand était au courant du lieu où elle habitait, qui j'étais et m'a vu plusieurs fois. Mais elle a aussi dit qu'elles se connaissaient bien (quand? avant le divorce ou au retour en 1960?) Ici il y a contradiction nette.

Il a même vérifié auprès de son avocat à mon sujet: ma naissance et mon patronyme... Son avocat a dit que maman avait le droit de choisir quel nom tenir. Marchand a du lui être un peu amer à reprendre, à mon avis. Il n'a jamais pu obtenir une copie du certificat de *ma* naissance. Je crois que cela l'embettait, surtout qu'il venait d'avoir son premier fils.

Pour la reconnaissance du divorce en France, Armand croit que c'était une chose quasi-automatique, comme une lettre à la poste. (Là il y a matière à ne pas le croire, mon ami magistrat m'ayant indiqué que c'était une procédure longue et coûteuse...) Il ne se rappelle pas de la date. Ni pour le changement de tutelle. De toute manière il a fait les procédures à distance; il ne s'est jamais déplacé pour quelqu'audience que ce soit.

Il est intéressant qu'il pense que la chose ait lieu bien avant les dates des documents. Ses observations étaient:

  • c'est quand "elle s'est mis à voyager" qu'il a agi pour le changement de tutelle (mais elle n'a voyagé qu'en '58-'59...)
  • il croit que c'est Armande qui te prenait toujours pour les vacances et les week-ends
  • il ne savait pas que tu étais aussi chez les Monnoyeur, pas le moindrement.
  • Bernadette lui demandait de verser de sous pour son compte chez Touraine ou Filene's (grands magasins de la région de Boston)
Il a tout de même avoué, après avoir exposé mes certitudes basés sur des documents, que ce n'est que vers '64 qu'il recevait des détaillés des dépenses encourues par Armande.

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J'en dessine le tableau suivant.

  • Bernadette, rentrée en France après le divorce, fait verser la pension de différentes manières pour couvrir des dettes (pour remette en état l'appartement de 331 Harvard street), ou expédier en France dans le compte de Lu.
  • Armand fait attention aux sous. Il a été bon prince, il a payé pour six mois de loyer, outre le jugement en cour. Mais il fait attention (il se rapelle son: "premier salaire: $2.10 de l'heure"). Vu l'état de sa maison aujourd'hui et le faible roulement de logements, c'est cohérent. Il n'est pas un grand dépensier...
  • Armande voit Bernadette qui voyage et s'en choque. Elle joue la carte auprès de son fils que Catherine est négligée.
  • Ce jeu se poursuit avec le temps. Avec le retour de Bernadette en Amérique, elle met le feu plus fort sous la casserolle d'Armand.
  • Moi j'arrive. Et je me rends compte maintenant que c'est à cause de moi et mon père que tu n'as pas eu de mère... Sorry...
  • La situation perdure jusqu'en 1963 dans un va-comme-je-te-pousse. Armande et les Lu sont à couteaux tirés. Les questions d'argent dont parlait Josée...
  • Magda tente de dénouer la situation en '63. Le voyage. Le retour hâtif. Pourquoi ? parce que maman se rendait compte qu'elle n'avait pas beaucoup d'options. Lentement, elle t'avait abandonnée; peut être que c'était un peu 'fait' maintenant. Elle te croyait mieux en France de toute manière: sécurité, famille, français. Et que - diable! - c'est bien difficile de se brancher et prendre une décision...
Au retour en Amérique, sa décision se matérialise: elle focalise tout sur moi. C'est là que cela lui fait du mal. Notre mère était, au fond, faite pour claquer du fric. Elle s'est punie pour ça. Puis elle a tout concentré ses efforts sur moi. Tout en caressant le rêve de rentrer en France un jour.

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Armand était présent un peu par la suite. Il avait des documents relatifs à la maison, il m'en a même fait une photocopie. Il a aussi soudé des composants d'un système de son que maman avait acheté. Armand s'était fait la remarque que cela chaufferait bien fort si elle le ramenait en France.

Puis rien. [À partir du changement de tutelle, certainement]

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Ensuite, Armand m'a montré ce qu'il avait. Les adresses de Marion rue du Par..., puis rue du C... (donc facile pour te retracer, sous chaque nom. Lui croit que tu as gardé ton nom de mariée...). Lui aussi a numéroté ces lettres. Il semble y tenir. Il en connaît le contenu presque par coeur... Je crois que Marion doit savoir cela.

Il m'a fait voir l'arbre généalogique qu'il a construit de la famille de Dorothy. Il n'y a plus de place sur le mur tellement il est remonté loin dans une branche...

Ensuite il m'a offert une photo. Une de son marriage avec Bernadette. Il dit que c'est la seule qu'il a. Il me l'a offerte plus que volontiers. Il m'a dit que peut être que tu en voudrais une copie un jour: "si t'es pas trop fâchée..." Il ne voulais pas que je lui en fasse une copie car:

Je vais bientôt mourir..
Bientôt? Pourquoi donc?
On finit tous par mourrir...
Je lui en everrais une quand même. Avec une carte postale de Montréal, m'excusant si j'ai dérangé. Et disant que je t'ai rejoint au téléphone le Dimanche 18 (je n'aime pas les 17, tu sais...)

En quittant, Dorothy me souhaite bonne chance, tout comme Armand. Dorothy ajoute: "Do comme back". Ce ne sont pas des 'sorteux'...

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En passant Armand haissait le 331. Pour lui, un français ayant appris l'anglais sur le tard, c'était une torture dire cette parole:

thhhhlee -thhiltee one ah-vahd stheet.
Qu'est-ce que j'ai ri intérieurement.

Voilà. En soirée, avec Phil, j'en ai appris d'autres vertes et pas mûres. Mais ce sera pour une autre fois...

Je vous embrasse,

Jérôme