Une vie après sa mort
Zero
tempête...
Un
drame commun
Deux
...ième drame
Trois
pistes à suivre
Quatre
générations
Cinq
boucles

Sujet: Cadeaux... héritages... serendipity...
Date: Mercredi 3 février 1999 04:28:34 -0500
De: Jérôme Camus
à: Catherine Camus

Maman savait guider les choses. Un jour, elle a acheté un alphabétier électronique pour le premier anniversaire d'Arianna. Maman était furieuse quand elle à découvert qu'on lui avait livré une copie anglaise: elle a été, de sa propre personne, chercher une version française pour sa petite-fille, malgré la fatigue occasionée par son cancer. Cohérence... Elle savait que c'était trop tôt. Elle savait qu'elle partirait, mais elle savait qu'elle laisserait un héritage qui plaît aujourd'hui à ses petits-enfants.

Maman avait cette cohérence. Celle de maintenir le silence qui fut son lot pendant bien longtemps. Celle qui lui a toujours fait repousser le nom Marchand. Celle qui l'a éloignée de son métier pendant vingt ans, car il était celui pratiqué à une époque qui lui était malheureuse. Celle qui cache les défaites et se blotit dans des victoires, si rares fussent-elles.

* * * * * * * * *

Parfois les songes les plus fous dament le pion à la fiction et se réalisent. Il y a un an, jour pour jour, je voyais mes enfants et je me suis projeté dans leurs souliers. Le hasard faisant les choses à sa manière - ou piloté par ... je ne sais quoi - huit hours plus tard le tout s'est réalisé, à un prix bien entendu. Un genre de cadeau chargé, comme la plupart des cadeaux que maman faisait: enquête, réflexions, découvertes, émotions, larmes, incompréhension.

Tout cela pour réaliser, comprendre, vivre, le sentiment que je ne connaissais pas maman. Je regarde les photos que l'architecte t'as envoyées et je me dis que je ne connais pas cette personne-là: c'est comme une histoire racontée par un vieux marin qu'on ne veut pas trop prendre au sérieux. Je ne l'ai jamais connue. J'en ai connue qu'une partie. Une partie qui m'était antipathique, celle de la fumée et des mirroirs, contre laquelle je me suis érigé des remparts et qui m'a amené à formuler mes propres jugements. Pas très tendres. Et au terme de sa vie, me rendre compte que j'avais des oeillères, une vue tronquée, une curiosité ingénue, un jugement erroné.

Aujourd'hui, j'ai d'autres d'éléments pour juger, mais moins l'envie. Et pourtant, je sais, avec le maximum de conviction possible, que maman a fait le plus qu'elle ait pu avec moi. Il est vrai qu'elle travaillait de nuit afin de passer du temps avec moi le jour. Et elle prenait des risques me laissant seul à la maison. Un des rares souvenirs que j'ai de ma tendre enfance était l'attente dans un demi sommeil pour enfin entendre la clef s'enfiler dans la serrure: je souriais, sachant que maman rentrait du travail et vienderait m'embrasser.

J'ai toujours su qu'elle avait peu de ressources financières. Mais je ne le ressentais pas comme un inconvénient - sauf quand elle disait:

Je regrette. Je n'ai pas pu faire plus pour ton anniversaire (ou Noël). J'aurais aimé...
Intérieurement, j'aurai préféré rien recevoir, que recevoir quelques chose de diminué à ces yeux. En ce sens, je suis un peu comme elle:
"Tu le fais correctement ou tu ne le fais pas du tout..."
"Ne bâcles pas ton travail"
À mon grand désespoir, elle ne se faisait pas plaisir trop souvent. Au contraire, elle sacrifiait pour que moi j'en bénéficie. La contrepartie était une éducation stricte avec des libertés mesurées et une grande dose de justice sociale. Autant l'épithète le plus lourd qu'elle pouvait attribuer c'était "Fainéant", autant elle savait mettre la lumière sur les bons exemples:
"Regardes J... Il ne parle pas à longueur de journée, il ne fume pas, il ne bois pas... Il est sérieux quand il travaille: sans faire de chi-chis, le travail est bien fait. Et quand il dit quelque chose, il le fait." Ou alors:
"Tu vois, E... a trimé dur toute sa vie. Il a travaillé de longues heures, il a sacrifié sa jeunesse pour faire marcher son entreprise et s'occuper de sa mère. Il mérite aujourd'hui que les choses aillent bien pour lui." Mieux, parlant d'un enfant surdoué au piano:
"Il a des dons. Ils sont fantastiques. Et il travaille fort pour les réaliser. Ça ne change rien le fait qu'il soit noir: ses parents et lui travaillent fort pour devenir ce qu'il est. Tu te rends compte quel gâchis ce serait s'il n'y travaillait pas? Il faut juste faire attention, il est encore jeune, il peut être fragile..."
Cette justice se traduisait aussi dans sa discipline. Autant elle pouvait être intransigeante pour une petite chose et m'engueler vertement, pour les 'grande choses' elle cherchait à me faire comprendre. Comme lorsque j'ai réussi à ne pas aller à l'école pendant trois mois et que c'est finalement le conservatoire qui a avisé ma mère que je manquais les leçons depuis trois semaines. Je pensais vraiment y passer cette fois-là:
Et bien non, Jérôme. Tu vois, cette absence me fait beaucoup de peine. Mais il faut surtout que tu comprennes combien c'est grave. Tu t'es déjà fait mal toi-même en y allant pas. Est-ce que tu peux me dire pourquoi? C'est certainement que quelquechose ne va pas... Il faut que tu te rendes compte de l'importance des choses. Penses juste un instant à l'importance aux yeux de l'école et du Conservatoire de ton absence: les uns ont réagi plus vite que les autres. Il y a donc des choses qui sont vues comme plus importantes que d'autres - et ça change selon les personnes. C'est la même chose pour toi: tu dois savoir ce que tu vois, ce qui est important et ce qui l'est moins.
J'ai de la difficulté à comprendre comment elle a pu faire si peu pour toi à partir d'un certain moment. Je sais seulement qu'un jour elle a décidé de jouer ses atouts dans une seule main, croyant ainsi pouvoir avoir enfin une réussite. Elle n'a pas du croire pouvoir en réussir, ou même en jouer, d'autres.

Je crois connaître la cohérence de maman un peu mieux aujourd'hui. Mais il restera quelques zones d'ombres. Ces dernières nuits, je ne rêve qu'à une chose: ces jours de février dernier. Ou même avant. Où elle aurait pu me dire quelque chose. Je ne comprendrai jamais. Je ne saurai jamais ce qu'elle ressentait, ce qu'elle aurait vraiment voulu régler. Aurait-elle vraiment voulue être pardonnée? Je ne perderai jamais ces larmes-là. J'aurai vraiment voulu savoir. J'aurai aimé que tu saches et que tu y sois. Il y en avait en effet tellement... peut être trop...

* * * * * * * * *

Maman, peut-être, n'a connu ses racines que lorsque sa maladie sans issue s'est déclarée. Quelle était sa vraie famille, son véritable héritage ? Comment a-t-elle perçu sa/ses mère/s? Sa vie était bridée par des oeillères aussi. Élevée Monnoyeur, l'âge adulte introduit Marchand, pour finalement garder l'étiquette Camus (alors qu'il ne s'est appliqué, au plus, que pour sept ans...). A-t-elle finalement cru qu'elle était bien une Monnoyeur, avant tout?

Le véritable crime là-dedans c'est l'omertà. Le silence mal placé. C'est beau quand on pense à ce qu'ont fait les Monnoyeur pendant la guerre. Mais autrement... qu'est-ce qu'il en reste à part des malentendus, des jugements partiels et d'autres silences qui reproduisent des plaies déjà ouvertes? De qui protégeait-on Bernadette?

Silences et connivances. Amour propre et pressions de sociéte. Quatre générations victimes.

Henri, qui n'a pas pu reconnaître sa fille. Henriette, qui fuit son vrai père et se cache du père de Bernadette. Bernadette, qui vit une succession d'échecs, puis des vies distinctes et en vase clos. Catherine, qui connait ses vrais parents mais s'en trouve abandonnée. Jérôme, qui est isolé de la réalité. De qui nous a-t-on protégés?

Je reste secoué par les parallèles. Ceux que nous avons vécus: formation musicale, éducation en français, pensionnat, absence de père, non-conaissance de nos parents, accompagnement final d'un proche parent. Et celles de Jacques! Les coïncidences ne sont pas fortuites, insensées.

Pourquoi ne m'a-t-elle rien dit en ce jour de janvier? Probablement parce qu'elle a appris de son présumé père, mourant, qu'il n'était en fait que son oncle. Et qu'elle en avait souffert et fait quelque connerie par la suite. Peut être voulait-elle éviter que souffrances et erreurs se reproduisent.

Répète-t-on les erreurs de nos ancêtres? Sont-elles codées génétiquement ? L'idée fait peur. Mais pour changer le cycle, il faut peut être briser le silence.

J'aimerais qu'Aubert et Arianna le sachent. J'aimerai que Marion et Benjamin le sachent.

J'aimerais que Maman le sache.