Une vie après sa mort | |||||||||
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Merci d'avoir appelé en fin de journée. Tu sais, je n'ai pas pu tout dire au téléphone: maman était à mes côtés. Je suis aussi un peu plus calme. En t'écrivant, je serai peut être plus clair... Oui, j'ai paniqué aujourd'hui. Maman tente de parler, mais elle n'a presque plus de forces. Le peu qu'elle réussit à dire reste compréhensible, mais aujourd'hui sera le dernier jour où elle pourra parler. Je sais que j'ai dérangé en laissant des messages partout, mais il était trop important que maman entende une dernière fois la voix d'Arianna et qu'elle puisse lui dire des derniers mots. Tour à tour, je vois ma mère désespérante puis touchante. Au fond, elle reste désarmante. Quotidiennement, l'état de maman change. Visiblement. Quand je suis arrivé à Montréal le 29, j'ai dû passer à l'hopital pour récupérer les clefs de son appartement, où j'ai finalement décidé de rester. La première chose qu'elle m'a demandé était: "Où est Arianna?" J'ai du lui dire qu'elle sortait d'une grippe et que tu pensais qu'un enfant d'à peine deux ans ne doive pas faire un voyage aussi long dans ces conditions. Ses épaules se sont avachies à la nouvelle. Malgré son incapacité à marcher, je l'ai quand même trouvée en bon état. Elle s'est agitée pour chercher des clefs. Elle n'a pas pu se lever, mais elle pouvait se déplacer, fouiller, réfléchir... Elle était bien plus alerte et rapide que moi, avec 6 heures de décalage dans le corps. Confirmation auprès des infirmières et des médecins: elle n'était pas sous médication anti-douleur, elle avait toute sa tête, elle attendait mon retour. Mais son corps en a pris un coup. Le lendemain, elle était tout aussi alerte, mais plus tranquille. Moi aussi. Je ne me rendais pas compte que, sous peu, elle serait définitivement absente. Je croyais encore qu'elle passerait aux travers. Bernadette était un forte, quasi-infaillible, à mes yeux. J'en avais la certitude depuis 1968. Nous étions sortis prendre un thé au Café Algiers, lieu typiquement cosmopolitain de Harvard Square, où ma mère pouvait discuter avec des étrangers et moi apprendre les échecs ou faire claquer les pions du backgammon. Ce soir-là, en sortant, il y avait des barrages partout. Ma mère questionna un policier: Que se passe-t-il?Malgré que nous étions du mauvais côté de Harvard Square pour rentrer, Maman à fait signe de comprendre. Puis, se retournant vers moi:Madame, les étudiants ont organisé une manifestation. Nous croyons que ça va mal tourner. Vous ne devriez pas trainer ici trop longtemps, surtout avec votre petit garçon à vos côtés. Chut, on va aller voir ce qui se passe, mais il faut attendre le moment juste pour ne pas se faire prendre.Mais, maman, es-tu cert..T'occupes-pas. Tout va bien se passer. Mais tiens toujours ma main. Lorsque le policier tourna le dos, nous nous sommes faufilés quelques 50 mètres plus loin pour rentrer - en zigzaguant - au coeur de Harvard Square afin de voir ce qu'il s'y passait. J'ai donc vu la manif, sympatique à mes yeux, pas trop à ceux de ma mère. Je ne pas vu la transformation en émeute... Je sais seulement que, tout à coup, des étudiants couraient partout, mais surtout vers nous, avec des policiers casqués qui les pourchassaient. Et nous faisions les saumons, à contre-courant de ce flux! Peu de temps après, des boîtes fusaient de partout, lachant leurs gaz lacrymogènes et mon inquiétude montait autant que la tension du lieu. Ma mère s'est finalement résolue: Viens, il est temps de partir! Nous avons pris une tangente et sommes sortis de l'émeute, comme si de rien était. Mais pas avant qu'un policier nous lache, en courant près de nous: Que faites-vous là, b...?Je sais ce que je fais!, lui lança-t-elle, tellement vite qu'il ne pouvait pas penser à une réplique...
Samedi, je la sentais distraite: elle a mangé, mais peu. Nous ne nous sommes pas beaucoup parlés ce week-end. J'avoue avoir la tête une peu vide; qu'est-ce que je peux bien pu lui dire? Dimanche, le 1er fevrier, il y a eu une baisse notable de son appétit. J'ai essayé de l'aider à manger, mais elle n'a pas voulu. J'étais désemparé, je n'ai pas essayé de forcer la question, préférant respecter son absence de désir. Une amie est venue la visiter et fut choquée qu'on ne l'aide pas plus à s'alimenter. Le lendemain, son médecin disait combien c'est normal; les cancéreux n'ont pas grand appétit. Hier, un premier signe de perte de facultés motrices, elle ne peut plus se brosser les dents. Et aujourd'hui, j'ai peut-être entendu ses dernières paroles... Embrasse les enfants au nom de mamie. |