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Une vie après sa mort | ||||||||||
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Jeudi 29 décembre 1966
281 Harvard street Bonne et Heureuse Année J'espère que tu auras passé un Joyeux Noël. J'aimerais bien avoir une lettre de toi disant ce que tu penses faire comme études dans le futur. Car je ne sais toujours pas ton niveau scolaire. Cette année je ne reçois pas de frais de leçons de piano - pourquoi? As-tu abandonné involontairement ou seulement cela ne te disait plus rien ? Je n'ai jamais refusé de payer pour le piano - au contraire - j'aurais aimé que tu continues. Jérôme a commencé en Janvier dernier et il joue assez bien. Il a été choisi et passera un examen le 13 Janvier sans prof. devant jury sans partition. Il travaille bien à l'école et il est boursier du gouvernement français également en musique. Heureusement. Je travaille de plus en plus pour moins d'argent - 13 à 14 heures par jour. Jérôme reste seul le soir - chauffe son repas du soir tout seul. Tu n'as pas connu cela. Mais la vie est dure. Je voudrais rentrer en France d'ici 2 ans, mais le logement m'inquiète. Nous aurions pu rester en France en '60 si nous avions pu nous loger à moins de 50000 pour une pièce. La vie aux U.S.A. devient très inquiètante. La monnaie est comme celle que nous avions pendant la guerre en France. Le commerce ne marche pas et tout augmente terriblement. Les écoles sont mauvaises et si un enfant veut avoir un futur il doit aller dans une école privée - $600 $650 par an pour un enfant de 6 ans. Heureusement que Jérôme est boursier. Je ne suis pas entièrement satisfaite avec le niveau scolaire, bien que ce soit une école française... Je n'ai jamais tenu à ce qu'un de mes enfants soit élevé aux U.S.A. Il sera très bon d'y aller après les études terminées, comme toi par exemple si tu voulais enseigner la langue française et t'y préparer, tu as de grandes chances ici aux U.S.A. étant née aux U.S.A. mais avant tu dois obtenir des diplômes français. Si tu peux ou Madame la Supérieure pourrait demander les renseignements concernant le séjour d'un an aux U.S.A. dans une high school. En principe il faut être agée de 16 ans. Mais je ne suis pas très sûre de ceci. Il faudrait s'addresser à Paris à l'American Field Service Scholarship. Demander l'addresse à l'Ambassade des U.S.A. Ave. Gabriel, Paris VIIIe. Je pense que Madame la Supérieur serait à même de répondre à certaines questions concernant le point scolaire. En principe il faut être bon élève. Si jamais cela était faisable sans que cela ne nuise à tes études françaises, tu pourras passer une année aux U.S.A. pour rien. Tu dois vivre dans une famille qui aura un enfant du même âge avec un voyage organisé par l'association à la fin. Je pense qu'il faudrait que tu essayes ta chance de ce côté-là. Et bien entendu demander Boston, Cambridge de préférence. Mais comme je n'ai aucune idée de ce que ton anglais vaut, quelles sont les matières où tu es bonne et ton intérêt dans le futur. Sais-tu seulement dès maintenant ce que tu aimerais faire plus tard? Aujourd'hui il est nécessaire d'avoir des diplômes et l'on demande toujours de plus en plus de ce côté-là. Jérôme, comme toi, devriez pouvoir au moins profiter de ces deux nationalités. Je ne suis pas aux USA pour mon plaisir. Je ne m'y suis jamais plu et ne suis restée que pour des raisons valables, mais indépendantes de ma volonté. J'ai à peine le temps de m'occuper de Jérôme. Je suis toujours très fatiguée et ma santé n'est pas très bonne depuis quelques années. Si jamais tu étais venue vivre aux U.S.A. il t'aurait fallu soit aller dans une école publique, peut être serais-tu restée à St.Dominique. Malheureusement la Mère Supérieure et les soeurs ne sont plus françaises. Lorsque tu y étais c'était la même mère supérieur que j'avais eu toute jeune et ceci à Paris. Le monde est petit et ce fut très amusant de se rencontrer à 6 000 kms et à plusieurs années de distances. J'ai une amie qui vient de rentrer en France il y a 2 mois, après avoir passé 7 ans aux U.S.A. Elle en avait assez mais surtout pour les enfants. C'est pour cela également que j'aimerais rentrer en France d'ici 2 ans - lorsque je pourrais me rendre libre. Je ne tiens pas du tout à ce que Jérôme soit éduqué aux U.S.A. J'ai beaucoup de raisons pour cela. Donc, si tu veux bien faire le point - et réfléchir à ce que tu désires faire dans le futur fais le moi savoir le plus tôt possible. Je vais également écrire à Madame la Supérieure à ce même sujet et nous prenderons une décision. Je n'ai aucun contact avec ton père et je ne lui ai jamais causé d'ennui. Je ne désire pas que vous deux ayez des discussions au sujet de l'argent. Si ta grand'mère fait quelque chose pour toi - depuis quelques années cela contribue aux conséquences apportées par elle dans le passé. Je dois attendre un mois pour pouvoir envoyer une partie de la pension. Et si il me reste un peu d'argent en fin d'année, je ne le prends pas pour moi mais pour vous deux dans le futur. Enfin, j'espère que cela nous permette d'avoir un toit en France dans des conditions un peu meilleures que dans le passé. 2ème. Mon opération, ma maladie en France m'avaient laissés avec des dettes envers Mamina et cela il fallait bien le rembourser. Ton père avait refusé de te prendre au moment de ma maladie. Nous avons vécu avec 8 à 10.000 par mois toutes les deux. Jamais je n'aurais aimé parler de ceci - raison pour laquelle j'ai préféré ne jamais intervenir. Mais aujourd'hui tu as 15 ans et il est temps que certains points soient mis au clair. La seule chose qui m'importait c'est que tu devais rester avec Magda et que ta grand-mère ... comme autrefois a tant et si bien fait que personne ne peut la supporter - raison pour laquelle aussi nous étions partis aux U.S.A. afin d'avoir un peu de paix. Il faut voir les choses comme elles le sont. Tu es jeune. Tu as reçue une vie avec notion de religion - charité, honnêteté, bonté - n'est-ce pas? Tu dois avoir l'espoir, penser à l'avenir, essayer de terminer des études passables et profiter ensuite de ta jeunesse et venir aux USA peut être. Mais pour cela il faut être bien préparée. Les U.S.A. ne sont pas pour tout le monde. C'est un pays cruel sans lois sociales. Et puis s'il fallait penser marriage, je ne pense pas qu'un américain soit un bon choix. Si tu ressembles dans ton tempérament à ton père, tu peux te faire aux U.S.A. Si tu tiens de mon côté et que tu préfères quelque chose de + profond, les U.S.A. ne seront pas pour toi. Les conditions ne sont pas les mêmes qu'en France et il n'y a aucune sécurité même avec diplômes, etc... Je n'ai pas de sécurité sociale et même pas d'assurance maladie. Actuellement, ni Jérôme ni moi n'avons une assurance. Je ne peux pas me permettre d'en payer une. À la grâce de Dieu. Je ne suis pas pour une vie matérielle, mais encore faut-il avoir le minimum afin de ne causer aucun ennui à des tiers. En te laissant à la pension au moins tu as eu une vie stable avec bon exemple, le moment viendra où tu pourras, comme les jeunes de maintenant, profiter de ta jeunesse et d'une certaine liberté en toute honnêteté, bien entendu. D'ici quelques années tu pourras mieux comprendre. Mais je me suis occupée de toi depuis l'âge de 18 mois toute seule jusqu'à 6 ans. La vie n'a rien eu de bien plaisant depuis à l'exception de quelques années durant lesquelles j'aurais pu refaire ma vie. Tu t'es montrée jalouse et d'autres choses sont venues aussi s'ajouter, mais ceci fut ma décision à moi. Si je rentre en France je dois trouver du travail et un logement. Pour le reste ce ne peut être ni meilleur ni pire. Je ne me réjouirai pas que toi ou Jérôme ne réussissiez pas au point de vie études. Rentrée en France je serai beaucoup plus tranquille déjà de ce côté-là. Et côté lois sociales, en cas de maladie, etc... J'ai un très bon ami Charles que tu as connu étant enfant. Il a un poste important chez Dassault et si je veux travailler en usine il me procurerait du travail. Côté logement, dès maintenant je suis certaine de me renseigner auprès de mon amie qui est de retour à Paris. Mais ceci n'est pas encore pour demain - 2 ans au plus tôt. Donc il faut encore de la patience pour tout le monde. J'envoie cette lettre à Madame la Supérieure avec les 2 chèques de 10.00 dollars chacun sous les photos de Jérôme. Il y a un tout petit quelque chose pour toi et tes étrennes. Je regrette de ne pouvoir faire mieux, mais cette année il n'y a pas eu de Noël à la maison. Jérôme a quand même été fêté par des voisins - amis toujours les mêmes et fidèles. Jérôme sait embobiner les gens, tu étais plus timide et sage, lui un diable de plus en plus. Mais il est un enfant qui laisse les gens songeurs. Pour moi, je n'ai qu'une hâte, c'est de pouvoir mettre à l'exécution le désir de rentrer en France. Là il se fera un peu mater; aux U.S.A, la faiblesse est reine. Il est très coléreux et nous avons des moments où il y a des étincelles. Autrement dit, le jour et la nuit avec toi. Je pense que maintenant tu ne te montreras pas jalouse comme en '60. J'ai mis plusieurs jours pour écrire cette lettre. Mais le temps manque. À bientôt de tes nouvelles. Cette lettre est personelle, n'est-ce pas ? P.S. Je ne pense pas qu'il soit utile de faire lire cette lettre à ta grand mère. S.V.P. je ne veux pas entendre parler d'elle. Love Mother |