Une vie après sa mort
Zero
tempête...
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Deux
...ième drame
Trois
pistes à suivre
Quatre
générations
Cinq
boucles

Sujet: L'oeil de l'ouragan
Date: Mardi 17 février 1998 05:14:02 -0500
De: Jérôme
à: Silvana

C'est curieux, aujourd'hui je me suis senti poussé à chercher Catherine par moyens directes. Les recherches de boîtes aux lettres électroniques et les recherches des abonnés téléphoniques - le tout par Internet. Une addresse électronique existe. Battements de coeur qui accélèrent... mais ne précipitons rien. Au fait, qui dit qu'une personne de 45 ans ait l'initiative de se prendre un abonnement personnel? Surtout auprès d'un des premiers fournisseurs qui à vendu ses services principalement aux initiés.

Et puis, il faut s'assurer que ce soit la bonne personne.

Ensuite, elle ne désire peut être pas réveiller la bête. Il faudra, dans le meilleur des cas, agir par personne interposée.

Re-curieux. J'ose croire maintenant que Catherine est vivante, contrairement à l'impression que la photo passeport m'a faite.

En soirée, j'ai relu cette lettre de 1965, adressée à des amis de Tchécoslovaquie. La première fois, je ne l'avais lue qu'en diagonale. Là, j'ai ma tête à ça et la patience pour déchiffrer son écriture. Je me rends compte de bien des choses... entre autres, que lorsque ma mère était stressée, son écriture devenait plus criptique!

Cette lettre m'a rappellé clairement un jour de début d'été de 1970. Je suivais ma mère. Nous descendions les quatre marches qui menaient du rez-de-chaussée au niveau de la rue, maman prend le courrier de la boîte et moi, je regarde dehors. Une enveloppe jaune est immédiatement ouverte. Ma mère reste immobile. Après peu de temps, elle re-plie le mot, l'enfile dans son enveloppe et la range avec les autres enveloppes, intactes, dans son sac. Elle me prend la main et sort d'un pas décidé de l'immeuble:

Viens! On part pour la Tchécoslovaquie.
Qu-quoi?
Oui, on part pour l'Europe.
Pourquoi ?
Ton grand père est mort.
Mais je croyais qu'il vivait dans l'état du New York?
Tout à fait.
Ah bon?
Mais on va aller voir son frère, ton grand oncle.
Mais... c'est qui?
C'est la seule personne de la famille qui n'a pas fui le pays. Il n'a pas revu son frère depuis 1948. Ils étaient proches. Il va en prendre un coup quand il apprendra la nouvelle... et ils ne le laisseront pas sortir du pays.
C'est le seul épisode où j'ai rencontré quelqu'un de ma famille, autre que maman. Je n'ai jamais vu mon père, mais j'ai connu mon grand-oncle; Tonton Mirek était attachant et il m'a marqué. Lui, compagnon de fauteuil aux Concerts de Prague et les Bilek, amis de la famille, constituaient en quelque sorte la famille de ma mère. J'ai plus entendu parler d'eux que de sa propre famille. En fin de compte, ma mère savait faire les choses qu'il fallait au moment juste: Tonton Mirek avait fait de grands efforts physiques pour être avec nous, mais il s'est écroulé une heure après que nous ayons quitté Prague. Et il est décédé trois mois plus tard, comme maman avait entrevu...

Cette lettre annonce la dissolution finale (au sens juridique) de sa relation avec Paul. Ce n'est pas dit explicitement, mais je déduis avec grande conviction qu'ils n'ont jamais été mariés; vu sa conviction et culture religieuse, ce serait cohérent avec le pêché non-cicatrisé du divorce:

Maman... pourquoi tu ne vas pas à la Communion?
Parce que je suis divorcée. C'est interdit.
Mais les règles ont changé, il me semble. En tout cas, il y a des parents de copains de classe (d'une école à caractère religieux) divorcés qui prennent la Communion...
Peut être, mais c'est comme ça!
Moi qui la croyait divorcée de mon père...

La lettre me confirme que Paul ne fait rien pour aider ma mère. En fait, Paul s'en sort en payant un montant unique, qui aurait été versé par ses parents. C'est à peine cinq ans des paiements d'Armand, et cela, dix ans plus tôt! Il est déjà avec une autre femme. Et il semble malheureux aux yeux de ma mère. Mais c'est vrai que la perception de maman pouvait être troublée. Ma mère broie du noir. Les fonds ne dureront pas longtemps, mais serviront au moins à une mise de fonds pour une maison.

Dans le fond, Paul à tort. Torto marcio. Il était au courant, pendant les années qui suivèrent, des difficultés que rencontrait ma mère à vivre, à me payer une éducation. La mère de Paul, tout comme son père, avait obtenu un doctorat, à une époque où l'environnement était presqu'exclusivement réservé aux hommes. L'importance de l'éducation dans sa famille n'est plus à établir. Pourtant, il recevait des nouvelles, à travers mon parrain. Et il n'a pas levé l'ombre du petit doigt.

Il semble aussi que mon père ait quitté le nid familial peu temps après ma naissance. La phrase missile de Jacques Villeneuve au sujet de son père me repasse dans la tête comme un mauvais montage: "De toute façon, il n'était jamais là".

Et la contemplation du suicide... Je me sens comme dans l'oeil de l'ouragan.

D'un côté, toute cette expérience est ressentie comme une perte - je me vois isolé, je me sens dépossédé de ma mère et ma soeur... de choses qui n'ont jamais compté pour beaucoup.

En même temps, je sens que je commence à mieux comprendre la personne qu'était ma mère, sa psychologie, ce qu'elle a vécu, ce qu'elle a gardé pour elle et comment tout cela pouvait agir sur son comportement.

Aujourd'hui il m'est clair comme l'eau de roche pourquoi elle était si acharnée sur toute petite économie possible et imaginable. Un jour, au supermarché, je lui ai posé une question anodine:

Maman... avec quoi elle paye, celle-là?
Des food stamps...
Et puis?
Et puis, c'est comme de l'argent, sauf que tu ne peux qu'acheter de la nourriture avec.
Et toi, tu ne pourrais pas en avoir?
"Ah ça, jamais! On donne ça aux gens sur le Welfare. Jamais je n'en prenderais..." Son ton montait, mais cela ne me repoussait pas:
En es-tu bien sûre? Si ton budget est si serré, peut-être que...
Il n'en est pas question. Et puis regardes ce qu'ils achètent avec ça: des cochonneries ! Non, ces gens ne foutent rien de leur journée et on leur donne de l'argent... méfies-toi de ces gens-là! Tu ne dois pas devenir comme eux! Il faut trimer, trimer dur!
Cette farouche indépendance est restée. Cela a pris tout notre petit change lui convaincre que lorsqu'elle a été licenciée, que son assurance-chômage était en grande partie payée par elle et que c'était son argent. C'était la même chose avec ses retraites... Va comprendre: d'un côté elle se plaint du manque de lois sociales américaines et quand elle peut en bénéficier un peu, elle résiste!

* * * * * * * * *

Nouvelles questions du jour. [Il y en a tellement, que maintenant elle semblent anodines.]

Il m'apparaît maintenant probable que Phil ait connu Catherine. Ou tout de moins entendu parler d'elle. Je fais bien de patienter avant de l'appeller. Phil et moi sommes proches, nous dialogons facilement, mais je veux bien réfléchir à ce que je vais dire, les questions que je dois poser, et dans quel ordre. Ce n'est qu'aujourd'hui que je commence à me sentir confortable pour rédiger ces questions.

Mais fondamentalement, que s'est-il passé avec Catherine? Avec ma venue, ma mère ne sentait peut-être plus la capacité financière d'en élever deux? Paul ne travaillant pas et la relation étant mal en point...

Jusqu'à présent, aucun indice sort de la marée de courrier. Mais je n'ai pas encore lu cette autre pile; elle me dévisage. Je lui réponds 'Non, on verra cela demain... C'est trop pour aujourd'hui.'

J.